Vivre avec la mort de l’autre par sa mise en présence

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Par Valérie Desgroseilliers - 1er avril 2014

Nous savons tous qu’un jour ou l’autre, nous serons confrontés à la mort, soit à la nôtre, soit à celle d’un être cher. Comment accueillir dès aujourd’hui cette réalité et l’intégrer dans notre vie quotidienne? Comment apprivoiser le vide de l’absence, à la suite du décès de l’être aimé? Et pour ceux qui devront survivre à notre départ, y a-t-il quelque chose que l’on puisse faire pour adoucir le temps de l’épreuve? Voilà quelques-unes des grandes questions soulevées par l’auteure dans cet article.

 
Partir. Nous sommes tous conviés à cette fin. Nul ne se dérobe à cette condition et tous emprunteront ce passage qui esquisse les derniers traits de l’existence. Voir partir et survivre à ce départ est tout aussi inévitable. Que ce soit à titre de protagoniste ou dans un rôle secondaire, chacun participera à cet acte dans le théâtre de sa vie. Le jeu du premier rôle étant une certitude, cette donnée de l’existence est connue de tous. Pour ces raisons, la mort est un lieu commun. Ce qui demeure toutefois dans l’ombre, qui nous échappe sans cesse sont les termes et la ponctuation de cette fin. Nous ne savons ni quand ni comment nous serons arrachés à la vie, ni rien du mal qui nous conduira vers ce lieu. Comment la vie dans laquelle nous étions inscrits se poursuivra-t-elle? Que restera-t-il de l’impulsion de notre présence? Quels fragments de notre personne survivront? Comment seront-ils enfilés dans l’existence de nos proches? Comment serons-nous reliés au monde vivant une fois notre cadence engagée dans le monde de l’au-delà? Ce sont bien ces aspects du départ qui confèrent à la mort sa qualité d’aléa, la rendant alors si mystérieuse et angoissante. Tant ici-bas qu’au-delà, le « devenir » suivant notre départ peut bien être arrangé, il demeure du reste insondable. Eu égard à l’unicité de chaque destin, c’est tout un pan de notre existence qui se retrouve relégué au chapitre des données inconnues. Ainsi, chaque histoire est-elle une intrigue où la mort se présente comme une énigme.
 

La mort : un lieu commun, un chemin de sens

Même si l’avènement de notre mort se profile parfois explicitement, à travers une fin qui s’annonce sans détour et que ce chemin devient une occasion de s’harmoniser avec le monde du trépas, la mort comporte une grande part d’étrangeté. Les lieux où elle nous mène sont pour le moins impénétrables. Tantôt, ils évoquent le grand mystère de la vie, tantôt, la renaissance ou encore le néant. Nous entretenons tous un rapport singulier avec cette fin. Pour ne point perturber leur bonheur, certains ne daignent ni s’en soucier ni même la considérer. D’autres, effrayés de devoir affronter cette sombre Inconnue, refusent tout simplement d’y songer et l’ignorent.
 
D’autres encore ne dissocient guère la vie de la mort et pour reprendre l’expression de Cheng (2013), voient dans ce couple un « binôme insécable ». La mort se présente ici comme une finitude inéluctable qu’il vaut mieux accepter et intégrer à la vie. Elle se conçoit comme un principe à l’origine de la vie et en devient la preuve absolue qui lui confère sa qualité de « don inouï » (Cheng, 2013). Cette finitude implique de reconnaître que la vie est une grâce du temps où chaque instant consacré devient une occasion de s’engager dans un processus de création. Ce prolongement fructifie notre existence et fait de la vie un événement sacré sans cesse renouvelé, « une apparition miraculeuse » (Cheng, 2013).
 
Parce que vivre engage une existence entière qui ne tient pas que dans la chair, la vie s’entend et est perceptible à travers ce que chacun distille de plus fin et de plus signifié. Dans l’ordre du sensible, ces empreintes se déploient dans le monde tant matériel qu’immatériel et sont évocatrices des personnes ayant trépassé. À l’orée de cette idée, il devient possible de concevoir que la mort n’éteint pas la vie. Qui plus est, que la vie n’est qu’une seule aventure chargée de l’existence de tous et qu’il n’y aura pas de fin1 (Cheng 2013). Évidemment, la mort marque la fin d’un souffle, mais elle ne signe pas la fin d’une personne. Son existence peut persister à travers une mise en présence. Sous l’impulsion de cette pensée, on conçoit que toute existence laisse des traces indélébiles et que la vie, loin d’être éphémère, s’entend comme une éternité : « Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été » (Jankélévitch, 1977). Cette conception de la vie permet de penser que la mort n’aura pas le dernier mot, qu’elle n’est pas assez forte pour effacer les effets de présence laissés par chacun.
 
Nombreux sont ceux qui se préparent méticuleusement au temps de l’après-vie, cherchant ainsi à dompter l’irrémédiable. Le fait de bâtir un pont avec le temps de la mort permet de mettre en scène cette fin et sans aucun doute, d’apaiser la souffrance présumée à l’heure du mourir. Cette volontaire proximité vient aussi alléger ce qui se présentera comme une épreuve pour ceux qui restent.
 

Du souci de mourir au souci des autres qui restent

Au-delà des termes personnels qui nous relient à notre propre mort, il y a les autres : ceux qui subsisteront à notre départ et qui devront apprivoiser notre mort. Se soucier d’eux, de l’épreuve qui les concerne alors et de leur manière de gérer le départ de l’autre, c’est reconnaître que la mort ne se vit pas par soi (Kant, 1977). En effet, la mort, celle qui signe le terme d’une existence matérielle, ce sont les autres, en l’occurrence les proches, qui en font l’expérience. À première vue, la mort semble refermer un livre et boucler une histoire qui pour cause, ne se racontera plus qu’au passé. Toutefois, c’est bien là un profond paradoxe que suscite le sujet de la mort : cette fin ultime n’en est en réalité pas une pour ceux qui restent. L’après-vie est en effet un nouveau chapitre qui devra s’écrire par ceux-là.
 
Ainsi, malgré son caractère hautement commun, malgré son occurrence maintes fois quotidienne, la mort comme sujet n’est en rien triviale. En effet, annoncée ou surprenante, foudroyante ou lente, agonisante ou douce, elle est un haut lieu de souffrance. Même si elle est courante, l’apprivoiser demeure une rude épreuve, un voyage en soi : « La nouvelle de ta mort m’est délivrée par petites touches, par à-coups? » (Bobin, p. 45). Cela se comprend; par son passage, elle fait naître l’absence. Parce que les êtres humains sont profondément relationnels et que chaque existence se tisse de manière fort singulière au monde de la vie, la mort vient rompre des habitudes. Elle brise des liens fonciers. Par sa survenue, la mort crée des vides, occasionne des silences, pâlit des scènes de la vie quotidienne. Elle fait taire une parole et rompt ainsi la transmission d’un héritage. Parce que chaque être dégage des parfums uniques, qu’il fait naître sous ses pas des textures et des formes insolites, parce que chaque souffle produit une musique inédite, la rupture de ce courant auquel on s’était habitué provoque une perte. Lorsque la perte concerne un être cher, a fortiori celui avec qui s’est produit le miracle de l’amour, le vide peut alors sembler éternel, prendre une teinte abyssale. L’absence peut, elle, devenir paralysante et rimer avec l’inadmissible, l’insoutenable, l’inconcevable et l’insupportable. Avec elle se présente la difficulté de vivre encore et d’accepter cette fin.
 
Or, si l’on reconnaît que la vie est une aventure qui s’inscrit dans l’éternité et que la présence de chacun est, par son unicité, remarquable, on conçoit que cette absence n’est pas fatale. Le vide qu’elle commande ne mérite pas forcément de s’imposer ni même de persister comme une condition inhérente au départ. Pas plus que nous ne sommes contraints de combler ce vide par l’oubli tout en confinant l’être cher en des lieux reclus. En ne reléguant pas au passé toutes ces petites choses qui définissaient la personne, en les remettant à l’ordre du jour, en les gardant vives, il semble qu’il soit possible d’assurer l’éternité de la personne disparue et de ressentir encore sa présence. Cette volonté de transcender la mort et la souffrance apparaît manifeste dans l’expérience relatée par Christian Bobin dans La plus que vive (1996). À travers son récit qui témoigne de l’incommensurable perte provoquée par la mort de celle qui est partie beaucoup trop vite et si soudainement, cet écrivain et poète révèle l’immense difficulté - pourtant surmontable - de traverser l’épreuve de ce vide.
 

De la perte de l’être aimé à sa mise en présence : suivre le fil de Bobin

L’expérience de Bobin témoigne d’une manière quelque peu insolite de vaincre la mélancolie liée à la mort, celle qui tend à nous enfermer dans l’arrêt. Dans cet essai, Bobin exprime comment il est parvenu à retrouver un certain souffle alors qu’un an auparavant, la mort subite de celle qu’il a profondément aimée, Ghislaine, réussit à l’éteindre complètement : « L’événement de ta mort a tout pulvérisé en moi » (Bobin, p. 13). Au sortir de plusieurs mois de mutisme, à dessein de transcender le silence dans lequel il s’était retiré et pour redonner du mouvement à sa vie, l’écrivain fait le choix de tendre la main à la mort de Ghislaine. Il décide de prendre la mort de front et de la sortir de l’inertie. Avec l’auteur, on comprend qu’en se confinant dans l’absence ou comme il l’évoque, en boudant la mort, on finit par se punir soi-même. En décidant de ne point animer ce qui reste de l’autre, en se privant de ces fragments d’existence, on le fait mourir encore davantage. Aussi la démarche de l’auteur consiste-t-elle à retrouver Ghislaine et à la réintégrer dans sa vie.
 
En vue de sortir de l’abîme et pour assurer la continuité de celle qui est partie, l’auteur a repris la plume. À partir de fragments de mémoire, Bobin retrace le fil d’un lien amoureux : ce qu’il retient de celle qu’il a aimée et ce qui demeure aujourd’hui avec lui. En se remémorant les souvenirs qui habitent ce lien, il remet alors sur pied une histoire qui lui semblait à première vue terminée. Ce recueil de fragments s’offre à nous tel un coffre qui contient des parcelles d’existence et des vestiges d’émotion. En évoquant ce qu’était sa Ghislaine, en décrivant ce qu’elle aimait, ce qui lui ressemble, ce qu’ils ont fait et créé ensemble; en insistant sur les petits détails qui la définissent et la caractérisent, il parvient à dessiner les contours de cette personne disparue et à la mettre en présence. Cette histoire, il l’écrit dans le but non pas seulement de faire revivre l’être aimé, mais de revivre, lui aussi. Ce faisant, il change la mort en vie et transforme ainsi le destin qu’on lui associe trop souvent : « mourir ne referme pas le livre à sa dernière page ».
 
Pour nous présenter la personne aimée et la mettre en présence, l’auteur évoque avec force significations un bouquet de référents imagés qui nous donnent l’occasion de rencontrer cette personne, de la saisir de près; en tant que lecteur, on la croirait à nos côtés. Ainsi, il nous fait marcher sur les chemins de Saint-Ondras, en nous situant précisément sur ce petit arpent de terre familiale, entre le saule et le sapin. Il nous permet d’entrer dans la maison de ses rêves pour nous faire visiter ses petits recoins, nous permettant ainsi d’imaginer l’éternel désordre qui y régnait. Au cours de cette balade, on découvre le fameux rosier qui justifia l’acquisition de cette demeure. En parcourant les traces de cette histoire, Bobin évoque combien la folie de cette femme fut la source de son intelligence. En nous racontant comment la petite fille de Ghislaine, du haut de ses quatre ans, communique encore avec sa maman depuis la cabine téléphonique du parc, il nous invite à la candeur et nous rappelle qu’il y a mille façons de parler aux morts. En nous décrivant ses éclats de rire, sa verve, en nous présentant ainsi sa « plus que vive2 », il la fait en quelque sorte renaître. Il se donne alors l’occasion de la rencontrer encore. Les parfums de seringa et de violette lui permettent de ressentir sa présence. À travers des mouvements de lumière, il communique avec elle et traversant une allée d’arbres, il la retrouve là, à ses côtés. En se remémorant Ghislaine dans ce qui lui ressemble le plus, en déracinant du passé toutes ces petites choses qui singularisaient son existence avec son aimée, Christian Bobin a en quelque sorte ramené cette femme à la vie. En la mettant ainsi en présence, il l’a délogée « des deux ou trois pieds sous terre de Saint-Ondras » : « [ ] et tu es là, devant moi, comment dire : pour toujours - même ta mort n’y peut rien » (Bobin, p. 17).
 
L’auteur n’a pas écrit ces lignes en vue de guider de futurs endeuillés. L’intention première de ce travail de remémoration visait plutôt « à réparer l’irréparable ». À travers cet exercice, Bobin trouve le moyen de vivre encore et suscite ainsi la renaissance d’un lien. En nourrissant les sources évocatrices de celle qu’il a profondément aimée et en s’y abreuvant, il entre en communion avec elle : « La vie continue et elle n’en finira jamais comme ton rire et comme cette voix, perceptible pour moi, de ton vivant, jusque dans le silence. » (Bobin, p. 28) La mise à l’écrit de ce ressenti lui a permis de revisiter le temps de cet amour pour le conjuguer au présent. Sous une autre forme certes. Mais en entretenant ainsi la présence de Ghislaine, en lui donnant un second souffle, il permet à cet amour de couvrir « le temps entier d’une vie, pas plus, pas moins » (Bobin, p. 14). Il semble que cette démarche de mise en présence permette de traverser l’épreuve de la perte pour mieux apprivoiser la mort de l’autre, sans « se faire enterrer par elle3 ».
 

Références

BOBIN, Christian (1996). La plus que vive, Paris, Gallimard

CHENG, François (2013). Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie. Paris, Albin Michel.

KANT, Emmanuel (1979). Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. de Michel Foucault, Paris, Vrin.

JANKÉLÉVITCH, Vladimir (1977). La mort, Paris, Flammarion.
 

Notes

1   Maxime issue du Livre des Mutations (le Yi Jing), ouvrage fondateur de la pensée chinoise : « La vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin. »

2   « La plus que vive » est précisément l’expression utilisée par Bobin pour désigner Ghislaine à dessein de qualifier son caractère dynamique et empreint de vivacité.

3   Cette idée provient encore de l’auteur lorsque ce dernier cite une parole du Christ : « Laissez les morts enterrer les morts » (p. 75).
 



Valérie Desgroseilliers est étudiante au doctorat au programme de santé communautaire de l’Université Laval, à Québec. Elle possède une formation en anthropologie (Université de Montréal). À ce titre, elle mobilise des perspectives théoriques issues des sciences sociales afin de mettre en lumière les dimensions anthroposociales relatives aux réalités et aux expériences de santé. Ses intérêts de recherche abordent les thèmes de l’identité et du fait religieux lors de ruptures existentielles, notamment en contexte migratoire. Parallèlement à ses études, elle travaille à titre de professionnelle de recherche à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval où elle délivre également des enseignements relatifs aux approches anthroposociales en santé.


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4 octobre 2023

J'ai apprécié en particulier l'expérience de Christian Bobin

Par Agathe Brodeur

Dernière révision du contenu : le 28 septembre 2023

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